Porquerolles, Port-Cros et le Levant, trois îles, comme trois sœurs. Tellement proches mais pourtant tellement différentes. Un triumvirat de perles naturelles comme délicatement déposées en pleine Méditerranée. Voyage au cœur d’un paradis marin, sensuel et exotique.
Il y a de ces endroits dont on sait d’instinct qu’ils n’appartiennent pas au domaine du commun. Quelques bouts de terre au milieu de la Méditerranée, faisant face à la côte varoise, sont faites de ce bois, ou plutôt de cette roche-là. Telles des météorites arrachées au temps, elles sont une invitation infinie aux robinsonnades. Immobiles depuis toujours, elles ont traversé les civilisations changeant sans cesse de nom, mais jamais d’identité profonde. Le reflet insistant du soleil sur le micaschiste, présent en nombre sur leurs flancs, leur a donné une appellation poétique et fière : les Îles d’Or.
La légende de Hyères a fait l’histoire d’aujourd’hui
Les gens du coin aiment à raconter la légende de la naissance de ces ultimes havres de paix. Elle rapporte l’histoire d’un prince, un certain Olbianus, seigneur d’Olbia (Hyères), dont les quatre filles, toutes d’une incomparable beauté, furent, un jour de baignade, menacées d’enlèvement par navire battant le pavillon pirate. Dans une dernière supplique, il s’adressa aux dieux de l’Olympe pour leur demander de les épargner. Le ciel entendit le désespoir du père et les quatre merveilles, qui tentaient de regagner la terre à la nage, sentirent leurs membres se raidir, puis se figer, pour se changer en îles. Les trois princesses les plus éloignées de la rive donnèrent naissance aux Îles d’Or, tandis que la dernière, les bras tendus à quelques encablures des premiers bancs de sable, devint la Presqu’Île de Giens. Unies dans leur histoire, les trois îles sont pourtant tellement différentes au point de n’avoir comme seul point commun leur irrésistible et magnétique attraction. Plongée en eaux peu profondes entre Porquerolles, Port-Cros et le Levant.
Porquerolles : chapeaux de paille, crème solaire, vignobles et Andy Warhol
Elle est dans toutes les têtes et tous les esprits. En été, avant même d’en apercevoir ses contours, ils sont 10 000 par jour à se presser aux alentours de la Tour Fondue sur la commune de Hyères. La horde est bien équipée, casquettes, tongs et sac à dos, prête à embarquer direction Porquerolles, dans le seul et unique but de profiter de ses étendues de sable fin, comme la plage d’Argent ou celle de Notre-Dame, consacrée la plus belle d’Europe. Victime de son succès, le seul tort de ce petit bout de paradis est d’être trop proche du continent. « Si on échappe encore un peu au destin de Saint-Tropez, c’est seulement grâce à l’eau qui nous entoure », grommèle un ancien Porquerollais blasé. Résumer Porquerolles à ses déferlantes touristiques estivales serait insultant pour cette île beaucoup moins artificielle qu’il n’y parait.
« Ceux qui la prennent pour une station balnéaire passent à côté de son charme poétique » se défend Maxime Prodromidès qui est l’un de ces 350 anonymes qui peuplent Porquerolles à l’année, mais il n’est pas n’importe qui. « En 1912, mes grands- parents, de retour de leur voyage de noces en Espagne, ont fait escale sur l’île. Elle était à vendre. Devant le coup de cœur de sa femme, mon grand-père, François- Joseph Fournier, l’acheta en cadeau de mariage. Il avait fait fortune au Mexique et s’inspira de la gestion d’une hacienda pour bâtir le village. Il a fait venir différents corps de métiers et créé une sorte de phalanstère autour du vignoble existant, restructuré et développé. En 1971, l’île a été revendue à l’État… »
Porquerolles est depuis toujours une terre laborieuse, agricole et sauvage. Elle continue aujourd’hui de cultiver son histoire et ses vignes notamment. Réputée pour la qualité de son rosé, l’île cache jalousement trois domaines viticoles de premier plan : le Domaine de l’île, appartenant à Sébastien Le Ber, autre descendant des Fournier ; le vignoble Perzinsky ; et enfin la Courtade, ex-propriété d’Henri Vidal… récemment vendue à la Fondation Carmignac. Pieds de vignes et esprit arty, le mariage, qui n’avait rien d’évident, est pourtant une belle et franche réussite.
Edouard Carmignac, homme d’affaires de son état, tombé fou amoureux de Porquerolles un jour de mariage en 1989, s’est vu proposer de racheter la propriété ainsi que le vignoble du Domaine de la Courtade à la suite du décès d’Henri Vidal. Il y voit une occasion unique de pouvoir, enfin, exposer à sa guise quelques-unes de ses plus de 300 œuvres d’art, acquises tout au long des trente cinq dernières années. Passionné par le vin, il enfile alors les deux casquettes et relève le défi avec l’appétit d’un jeune premier.
Après avoir accédé au Domaine, idéalement lové dans la pinède, l’accueil vous invitera à déguster une tisane de lavande-verveine puis à… vous déchausser ! « Un rituel pour assurer une meilleure réception des œuvres », promet Juliette Russier, une des médiatrices de la Fondation. L’exposition vous fera voyager éclectiquement entre les œuvres d’Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat ou Roy Lichtenstein, qui répondent étrangement à Boticelli, Hashimoto ou Korakrit Arunanondchai. Edouard Carmignac assume tranquillement ses choix « Une œuvre me plaît si elle procure une émotion ». De l’émotion, les visiteurs en repartent plein les yeux et le cœur, tandis que d’autres finissent la journée la peau vide de crème solaire mais gorgée de soleil. Le soir venu, avec la même frénésie qu’à l’aller, ils s’en vont tous et les vagues effacent rapidement les traces de leur passage. Porquerolles prête à renaître dès le jour suivant, toujours aussi gracieuse, exquise et pleine de nouveaux vœux.
Le Levant, essai de missiles et boites libertines
L’Île du Levant est un lieu hors-normes et rempli de paradoxes. Pour beaucoup, ce rocher escarpé de 8 kilomètres de long est avant tout connu pour héberger une base militaire, le Centre d’essais de la Méditerranée de la Direction Générale de l’Armement plus précisément. C’est sur ce petit bout de terre mystérieux, à l’épaisse végétation, que l’armée s’est installée dans les années 50 pour expérimenter de nouvelles technologies dans le lancement de missiles. Ici, une lanière de bitume, là, un hangar, qui nous rappellent la présence de l’homme. « J’aime le paradoxe entre l’essence sauvage de l’île et la haute technicité des installations. Au milieu des pins, on communique par satellite avec des drones et des aéronefs à des milliers de kilomètres » se targue François-Xavier Dufer, le directeur du Centre. Mais quand les roquettes et les torpilles grondent, il n’est pas rare de croiser au milieu de l’île, un marcheur qui flâne dans le plus simple appareil…
Bien avant de causer balistique et bombes, le Levant est avant tout la terre natale d’Héliopolis. Village naturiste fondé en 1931 par les frères docteurs Gaston et André Durville en prolongement de la révolution naturiste, née dans une Allemagne meurtrie après la Grande Guerre. Débarque alors sur les plages calmes de l’île, une communauté désireuse de vivre autrement et surtout de vivre nu dans une éthique moraliste naturiste. La vie s’organise alors très rapidement, une sorte d’administration et des commerces voient le jour. En 1939, lorsque la Seconde Guerre Mondiale éclate, le Levant est évacué et il faudra attendre jusqu’en 1947 que Héliopolis retrouve ses habitants.
Jean Da Silva, historien spécialisé dans l’histoire du Levant, rembobine « beaucoup d’artistes et d’écrivains sont venus s’installer, et c’est devenu très festif par rapport aux débuts. Héliopolis est devenu une sorte de nouveau Saint-Tropez. C’est là que s’est formée l’image du Levant comme un Éden très libéral au niveau des mœurs. L’été il y avait même des bateaux de voyeurs qui venaient photographier les femmes nues ». Quelques noms ronflants deviennent même des habitués des lieux, en vrac, on y retrouve Guy Béart, Annie Girardot, Georges Moustaki, Rita Renoir ou le romancier Henri Vernes. La réputation de l’île devient rapidement sulfureuse. Sous l’influence de Mai 68 et de la libération des mœurs, le Levant devient l’Ibiza français, avec quatre boîtes de nuit et des endroits libertins, presque tous disparus, hormis le bien nommé hôtel le Rocher du Secret…
Mais après Mai 68, les transformations des mentalités amènent le naturisme à connaître un net déclin dans sa popularité, les jeunes générations le jugeant totalement ringard. Dans les années 70 et surtout 80, Héliopolis devient alors principalement une destination homosexuelle, avant que ne s’y installe dans les décennies suivantes une population plus aisée. « Aujourd’hui, c’est un endroit où peuvent se côtoyer des gens qui payent l’impôt sur la fortune et d’autres qui vivent du RSA. Tout ça dans un lieu où la vie n’a presque pas changé depuis les années 50 » reprend Jean Da Silva. Le Levant reste une île totalement à part avec une identité bien propre, reste juste à choisir entre envoyer un missile Exocet ou faire tomber le paréo.
Port-Cros, livre au trésor
Poser un pied à Port-Cros c’est se confronter au passé. L’île est montagneuse, comme piégée au milieu d’une végétation luxuriante mêlant chênes, pins d’Alep et bruyère. Encerclée par des eaux turquoise et couvée du regard par un soleil bienveillant, Port-Cros nous offre un voyage dans le temps. Île géniale, « bien plus belle que les Maldives », souffle un habitué des voyages autour du monde, c’est une invitation à la poésie et à l’amour de la nature dans son essence la plus profonde. Placée en plein cœur du parc national, la flore de l’île est conservée du passage du temps, et de l’homme, grâce à une série d’interdictions : fumer, pêcher, construire. Sa faune lui rend la pareille et les énamourés de Dame Nature se délectent de la présence de nombreux oiseaux et poissons. Ainsi, il n’est pas rare d’observer le vol rapide d’un faucon pèlerin en levant les yeux ou la douce placidité d’un mérou lors d’une plongée. Si Port-Cros comble le cœur des botanistes et des randonneurs amoureux des chemins de traverse, elle a su aussi et surtout s’ouvrir et s’offrir aux poètes ainsi qu’aux écrivains.
Moins bruyante que Porquerolles, moins sulfureuse que le Levant, Port-Cros doit une grande partie de sa réputation d’île tranquille à son ancienne propriétaire, Marceline Henry. A l’automne 1918, alors encore une jeune femme, elle cherche un lieu de villégiature regroupant air pur, climat clément et ambiance calme pour son amant souffrant de la tuberculose. Ce dernier n’est autre que le poète Claude Balyne, auteur plus tard de l’Île Fée (1929), œuvre dans laquelle il évoque la beauté de l’île.
Tombée sous le charme de ce petit caillou, prolongement marin du Massif de l’Esterel, en femme intelligente et cultivée, celle qu’on appelle « la Dame de Port-Cros » décide d’y développer une activité touristique en ouvrant l’Auberge Pascal, encore connue aujourd’hui sous le nom de l’Hôtellerie Provençale. Très impliqué, le couple s’engage également dans une cause : la préservation de l’île et contribue à son inscription en 1930 parmi les sites naturels à caractère artistique.
L’auberge des deux amants connait un vif et tel succès qu’il attire à Port-Cros de nombreux artistes, écrivains et personnalités célèbres, qui, comme Balyne et Henry, ont un intérêt pour l’écologie et respectent l’écosystème de l’île. Le minuscule village, aux couleurs terre de Sienne, voit alors débarquer Jules Supervielle et sa famille, les filles de Valéry et Malraux, les Renaud-Barrault et même le fameux romancier américain Robert Penn Warren, pour ne pas citer tout le monde. Le couple a donc joué un grand rôle dans le rayonnement de Port-Cros. Toutefois, celui qui a le plus marqué l’île et en a définitivement fait la destination favorite des écrivains et des artistes les plus doués de leur époque est Jean Paulhan, alors patron de la Nouvelle Revue Française, qui fit du fort de la Vigie une sorte de phalanstère des lettres où les écrivains venaient trouver l’inspiration.
De cette effervescence intellectuelle ne survit plus qu’une vieille bâtisse blanche aux quatre tourelles, joliment désuète, qui servit de décor principal à Jean d’Agrève, roman d’un amour impossible de l’académicien Eugène Melchior de Vogüé. Depuis un demi-siècle, la bâtisse a hébergé des sommités comme Picasso ou Jean-Louis Barrault, et beaucoup d’anonymes. Beaucoup s’offrent une nuit ou deux dans ce havre de silence et de paix, appréciant un vol de puffins au-dessus d’une mer divinement turquoise ou d’un lent ballet d’étoiles sur la scène d’un ciel profondément obscur en l’absence de tout éclairage public.
Faisant face à la grande terre, elles jugent le continent dans une sorte de mépris agréable et personne ne peut leur en vouloir, les Îles d’Or sont des merveilles. Trois terres, si semblables mais fondamentalement différentes, comme trois sœurs qui se disputent toute l’attention de la terre, mais dont le soleil a choisi d’arroser de la même lumière.