Du coin de l’œil, elles se toisent, se jalousent, comme deux sœurs. Aucune d’entre-elles ne veut pourtant prendre la place de l’autre. Deauville la mondaine et Trouville l’authentique, ou deux conceptions bien différentes de la villégiature en bord de mer. Fable moderne.
Au bord de l’eau, les vagues échouent lascivement, les embruns du large terminent leur voyage sur le sable, le vent chargé d’iode fait danser lentement les plantes des dunes blanches environnantes. Le ballet bruyant des mouettes trouble à peine la quiétude douceâtre de ce paysage de carte postale. Et puis, il y a ce petit fleuve. Charriant sable et limon, il sépare habilement la plage en deux rives. Nous avons d’un côté Trouville-sur-Mer, petit village de pêcheurs rattaché à l’arrondissement de Pont-l’Évêque. En face, de l’autre côté de la Touques, au milieu d’une terre sacrément marécageuse, le minuscule village d’Auville, prébende de l’évêque de Lisieux.
Mais ça, ce n’était que le début de l’histoire. Les temps ont depuis bien changé, le snobisme balnéaire est passé par là et a transformé les longues bandes de sables et les marécages en 21ème arrondissement de Paris. Le petit fleuve, lui, coule toujours. Mais il est devenu une frontière symbolique entre Trouville et Deauville. Entre authenticité et luxe. Entre bottes en caoutchouc et smoking cintrés.
« Trouville, c’est mon Amérique à moi »
Rembobinons l’histoire. Il fut un temps où Trouville-sur-Mer faisait de l’ombre à Deauville. Le paisible village de pêcheurs a vu sa destinée basculer au début du XIXème siècle, et plus précisément en 1825.
Voilà que par une chaude journée d’été arrive d’Honfleur, à marée basse, par le chemin de grève, un jeune artiste peintre parisien de 19 ans qui pose valises, pinceaux et chevalet sur les bords de la Touques. Surnommé « Le découvreur de Trouville », Charles Mozin est un amoureux de la nature et des grands espaces. Il est subjugué par l’authenticité de ce village aux rues étroites et la beauté scintillante de ses plages, à tel point qu’il décide de résider là un moment et prend pension à l’auberge du Bras d’Or. Il ne se lasse pas de croquer Trouville sous toutes les facettes qu’elle offre : ses collines verdoyantes, ses pêcheuses sur la plage, ses barques dans la tempête, son estuaire au flux ou au jusant et, par-dessus tout, les ciels qui varient de couleur et d’intensité à chaque heure de la journée. Mozin vient de lancer Trouville sans le savoir. Il est bientôt rejoint chez la Mère Ozerais par Eugène Isabey, Paul Huet, Alexandre Decamps mais surtout Alexandre Dumas, qui y trouva le lieu le plus retiré du monde pour écrire et déclara « Trouville, c’est mon Amérique à moi et j’ai cette ressemblance avec Colomb de ne pas avoir donné mon nom à ma découverte ».
Dans les journaux français on parle alors de cette plage comme de « la plus belle de France » avec son sable doux et fin. Si bien que le petit monde élégant n’avait plus qu’à suivre le sillage creusé par les descriptions alléchantes de Dumas et les toiles lumineuses de Mozin.
Sans jamais vendre son âme, Trouville se transforme alors en authentique station balnéaire. À l’époque, l’afflux de population qui accompagne l’essor du chemin de fer se répercute sur l’aspect de la ville. La pratique populaire des bains de mer donne naissance aux quartiers des bains. De belles constructions s’épanouissent avec d’importants projets d’hôtels prestigieux et de magnifiques villas voient le jour sur le front de mer. La réussite de Trouville donne alors des idées de grandeur à certains. Parmi eux, Joseph Olliffe, médecin mondain en vogue à la cour de Napoléon III qui est en train de modeler Biarritz, s’imagine lui aussi en créateur-bâtisseur et investit dans l’achat de 240 hectares de marais aux pieds de la vieille église paroissiale Saint-Laurent et des fermes alentours qui constituent l’ancien Deauville.
Deauville, comète balnéaire
En quatre petites années, de 1860 à 1864, c’est un Deauville inventé de toutes pièces, moderne et sophistiqué qui sort des marais boueux. De riches familles s’y font construire leurs chalets de villégiature, des villas dans le style éclectique, un savant mélange de styles régionaux et historiques. Ostentatoires, ils affichent la réussite sociale de leur propriétaire. Le plan d’urbanisme est inspiré par les principes parisiens du baron Haussmann : un quadrillage de larges rues. Le Deauville nouveau trouve petit à petit sa place sur l’échiquier normand des stations balnéaires mais au début du XXème siècle, il demeure dans l’ombre de Trouville, plus réputée. La bonne idée vient du nouveau maire, Désiré Le Hoc, qui fait appel à Eugène Cornuché, exploitant du casino de Trouville depuis 1909, pour que celui-ci s’installe à Deauville et fasse construire un nouveau casino à la place du Grand Hôtel. Inauguré en grandes pompes en 1912, il supplante dès ce moment celui de Trouville. La naissance mondaine de Deauville est officielle.
S’en suit alors une période d’intense folie snob : l’Hôtel Normandy voit le jour en 1912 et l’Hôtel Royal en 1913. En 1911, on construit les tribunes de l’hippodrome de la Touques, en 1912 et en 1913, l’architecte Théo Petit, conçoit à l’arrière du casino un ensemble de boutiques de luxe pour, entre autres, le joailler Van Cleef & Arpels et la styliste Coco Chanel. S’y ajoute le café de la Potinière et Les Magasins du Printemps qui ouvrent leur première boutique hors de Paris. Des soirées de gala réputées se déroulent au Casino de Deauville et les salles de jeu connaissent une activité continue. La période des Années Folles marque le sommet ultime de cette réussite. On y aperçoit alors de grands noms comme le Roi Alphonse XIII d’Espagne ou bien encore André Citroën.
En 1924, les « Bains pompéiens» ouvrent avec les célèbres Planches et le Yacht-club est créé en 1929. Le troisième palace, l’Hôtel du Golf, est construit en 1927. À cette époque, on aménage aussi l’hippodrome de Clairefontaine et un peu plus tard un aérodrome. Et dernier coup d’éclat, son Festival du Film Américain, lancé en 1975.
Alors que la belle Deauville flambe, brille et s’agite, sa sœur Trouville l’authentique est restée dans son coin, ne participant pas à cette course aux étoiles. Et près d’un siècle plus tard, en arpentant les rues des deux communes, reliées par le simple pont de l’Union, on se rend vite compte qu’aujourd’hui un monde entier les sépare.
Ocean Contenders
Côté rive droite Deauville, ses gros palaces, son fameux casino, son hippodrome et ses célèbres planches. Deauville et son Festival du Film Américain, où se succèdent les stars du pays de l’Oncle Sam. Paillettes, luxe, touristes royaux émiratis, soirées de gala et gros diamants. Surnommée le « 21ème arrondissement de Paris », Deauville ne sera plus jamais tranquille. Qui y séjourne n’a aucune intention de se reposer ou de méditer sur l’océan et ses lumières à reflets changeants. La station balnéaire la plus célèbre de France est une vaste scène de théâtre où chacun joue son rôle et tient son rang.
Côte rive gauche Trouville, on verse dans l’histoire et l’authentique, on revendique les vraies valeurs de la Normandie. Le petit village de pêcheurs, qui a connu son âge d’or, n’a pas vraiment changé depuis le début de l’histoire. On ne voit certes pas défiler Clint Eastwood ou Leonardo Di Caprio mais on se félicite avec une moue dédaigneuse que les nouveaux riches tellement superficiels d’en face ne franchissent pas l’estuaire. Parce qu’ici, point de robe longue de couturier ni de mocassins impeccables, on exècre toute cette futilité. Direction le marché aux poissons en bottes en plastique et en ciré. En toute simplicité.
Pourtant, surprise et éclaircie dans le ciel normand. Longtemps rivales et opposées, les deux sœurs semblent être sorties depuis quelques temps de leur crise d’adolescence. Elles ne se complètent plus qu’il n’y parait. Les gens du coin rangent petit à petit leurs a priori. Né d’un père deauvillais et d’une mère trouvillaise, Emmanuel Guilet, dit « Manu du Bac » opère depuis trois décennies la traversée de la Touques sur son petit bateau, Le Trait d’Union. « À l’époque de mes parents, la rivalité existait, mais aujourd’hui il n’y a pas de frontière entre les deux », résume l’homme amouraché des deux communes, qu’il fréquente sans distinction. Karl Laurent, directeur du Musée de Trouville, les trouve à la fois indissociables et différentes, des sœurs jumelles avec des noms et des personnalités distincts « on passe de l’une à l’autre sans aucun problème et on se reconnaît plus ou moins dans l’une ou l’autre ».
Au point de s’associer ? « Impossible » répond Christian Cardon le maire de Trouville. « Notre image de marque est très différente de celle de Deauville, qui cultive une image de station touristique internationale de prestige. La nôtre est celle d’un village de pêcheurs convivial où les touristes et la population de base se mêlent très bien ».
Sœurs jumelles oui, mais fusionnelles certainement pas. Si proches, mais tellement différentes. Deux reines d’une Côte Fleurie qui brillent chacune d’un feu différent sans jamais consumer l’autre. Deauville n’existe pas sans Trouville, et, Trouville n’aurait aucun cachet sans Deauville. Un affrontement pacifique entre le smoking et le ciré, avec une seule grande gagnante : la Mère Normandie.
Merci pour cette leçon d’histoire sur Deauville et Trouville très bien de connaître comment les choses ont était fait sur la France notre patrimoine du savoir faire et de l’histoire