« Habemus papam ! » Aux côtés de la majestueuse Rome, Avignon est la seule cité du monde à avoir entendu résonner cette phrase entre ses murs. Souvenir d’un temps révolu durant lequel la petite ville provençale s’est inventé un futur et s’est offert une place pour l’éternité.
Si les plus belles histoires sont faites de rebondissements, celle d’Avignon aurait pu n’être qu’un long fleuve tranquille. Pas de chance, pour se délasser sur les berges d’un cours d’eau assoupi, il faudra repasser, le capricieux Rhône coule furieusement dans ses veines. Et si les crues ou les sécheresses ont toujours façonné son visage et dessiné chacune de ses expressions, aucun événement n’aura eu autant d’impact sur la ville que celui qui s’est tenu au printemps de l’an 1309. Jusqu’alors recouverte d’un voile d’anonymat, la minuscule cité, propriété du Comte de Provence, Charles II d’Anjou, roi de Naples et de Sicile, va basculer en pleine lumière en devenant le lieu de résidence officiel des papes. Avignon relègue Rome au ban de l’Histoire à laquelle elle semblait pourtant promise sans contestation.
Du grabuge dans le pape game
Pour comprendre ce coup de théâtre, il faut sortir les livres d’histoire et les ouvrir au chapitre du XIVème siècle. À cette époque, l’Italie est instable et turbulente. Des émeutes permanentes fragilisent la sécurité de Rome. La cour pontificale est devenue itinérante. Les papes résident très peu au sein de la ville aux sept collines et préfèrent plutôt séjourner tranquillement dans leurs états d’origine. Pour compléter ce brillant tableau, un violent conflit oppose le roi de France Philippe le Bel au pape Boniface VIII sur une question qu’aucun professeur de philosophie actuel ne renierait : quel pouvoir, du temporel ou du spirituel, est supérieur à l’autre ?
Évidemment chacun prêche pour sa paroisse et pour cause : les deux pouvoirs empiètent mutuellement l’un sur l’autre, pour la levée d’impôts ou la possession des terres notamment. Le conflit est tellement larvé qu’il finit par s’envenimer. Et entre gens bien élevés, on en vient alors aux mains, mais pas dans un octogone. Dans la nuit du 7 au 8 septembre 1303, une troupe de 600 cavaliers et 1500 fantassins menée par Sciarra Colonna et Rinaldo de Supino, deux chefs de guerre recrutés par Guillaume de Nogaret, le nouveau chancelier du roi de France, investit la petite ville d’Anagni dans le Latium. Le vieux pape Boniface VIII qui y réside habituellement dans son palais pontifical pendant l’été, est rapidement arrêté puis brutalisé. Libéré dès le lendemain, il s’enfuit pour Rome où il décède un mois après.
Le conflit ardent ne s’éteint pas pour autant avec la disparition du pape. Entre excommunication, humiliations et condamnations, il ne faudra pas moins de deux ans pour retrouver un semblant de stabilité. La succession du vicaire du Christ ayant viré à l’hystérie, le conclave porte finalement son choix sur un français resté sagement à l’écart de toute cette agitation. En 1305, Bertrand de Got, ancien vigneron de Pessac et archevêque de Bordeaux, est couronné dans la Basilique Saint-Juste de Lyon, sous ordre de Philippe le Bel, suivez mon regard… et troque son identité pour endosser celle du pape Clément V.
Alors que Rome a toujours l’apparence d’un nid de guêpes, les troupes pontificales étant notamment en guerre contre Venise, Clément V est bien décidé à régner loin de la cité de Remus et Romulus. Après avoir hésité entre Bordeaux, Cluny, Nevers ou encore Carpentras, il choisit finalement en 1309, Avignon. La ville et sa région, le Comtat Venaissin avaient le bon goût de se situer neutralement entre France et Italie et d’appartenir déjà aux États de l’Église. Ce qui devait ressembler à l’origine à un exil temporaire va finalement prendre près de cent ans faisant de la ville le centre du monde catholique. Un siècle béni pour Avignon.
Avignon, capitale du monde
Avant même de pénétrer dans la vieille ville, les hauts remparts d’Avignon donnent un avant-goût des mille et un autres trésors inédits qui nous attendent intra-muros. Ce mur finement ciselé dans la pierre, long de plus de 4 kilomètres et agrémenté de 33 tours et 50 échauguettes, constitue la plus grande muraille d’Europe conservée dans son intégralité depuis la fin du Moyen-Âge.
« C’est bien simple, la plupart des édifices et des grands monuments de la ville – à part la cathédrale Notre-Dame-des-Doms et le fameux pont d’Avignon (pont Saint-Bénézet), qui sont antérieurs – datent, comme les remparts, du XIVème siècle », détaille Paul Payan, maître de conférences à l’université d’Avignon. Un siècle d’or, d’opulence et d’excès qui bouleverse l’aspect, la réputation et tout simplement le destin d’Avignon.
Avec l’installation de Clément V, la ville devient l’endroit où il faut être. Une toute nouvelle population cosmopolite s’y presse, à la recherche de promotions, de postes à pourvoir, de commandes à décrocher. Avignon devient immanquablement une ville de pouvoir et de tractations. Une fourmilière politique et spirituelle, un lieu brillant et luxueux, une ruche d’intrigues et d’espions, le repaire des vices et des vertus. Résultat, en quelques décennies, la ville passe de 6000 à près de 40 000 âmes (!) soit l’une des villes les plus peuplées d’Europe. Elle profite aussi de sa position stratégique, au confluent du Rhône et de la Durance, pour attirer les grandes compagnies de banque et de commerce, devenant ainsi un centre économique majeur.
Si Clément V est à jamais le premier pape en Avignon, ce sont ses successeurs Jean XXII, Benoît XII et Clément VI, notamment, qui vont en modeler son visage. Au milieu d’une ville transformée en chantier permanent, les constructions poussent comme des champignons à un rythme endiablé. À commencer par le majestueux Palais des Papes « la plus belle et la plus forte maison du monde ! » s’enflamme le poète Jean Froissart dans ses écrits. Décorée par les meilleurs artistes italiens, cette immense forteresse se compose de deux parties bien distinctes : le palais vieux, bâti à partir de 1335, sous le pontificat de Benoît XII. Et le palais neuf, beaucoup plus fastueux, qui vient agrandir le premier en 1342 par la volonté de Clément VI. À l’intérieur de ce dernier, étaient servis des banquets pantagruéliques, rehaussés par les prestations de troubadours, musiciens, danseurs et jongleurs couvés par une voûte constellée d’étoiles d’or sur fond azur. On y trouve en outre également à l’intérieur, la plus grande bibliothèque de l’époque avec pas moins de 2000 ouvrages.
Tout ce déferlement de luxe ostentatoire suscite malgré tout de nombreuses critiques et incompréhensions dans le monde chrétien. « Il est important de se remettre dans le contexte de l’époque. Le pape joue alors un rôle politique important, à l’image d’un chef d’État. Sa légitimité et l’affirmation de son autorité passent donc par toute cette symbolique » explique Dominique Vingtain, la conservatrice du Petit Palais. La rivalité, qui ne cessera de s’accroître, avec Rome, rend encore plus nécessaire ce déploiement d’artifices voué à impressionner le reste du monde. Maçons, tailleurs de pierre, sculpteurs, peintres, charpentiers, architectes, inventeurs… Tous rivalisent d’audace et de créativité. « En exportant leur savoir- faire à l’étranger, ces artisans contribuent encore un peu plus à la renommée internationale d’Avignon » poursuit Dominique Vingtain. L’on raconte même que la chapelle Sixtine s’inspirera d’ailleurs plus tard de la magnificence du Palais des Papes.
Toutes les histoires mènent à Rome
Rome n’a jamais cessé d’attendre et de réclamer le retour de ses papes. En 1378, l’Italie exige officiellement que le chef de l’Église rentre au bercail. On pense alors l’affaire pliée et le règne intérimaire d’Avignon terminé. Mais, les braises ne sont que ravivées et le conflit repart de plus belle. Cette fois-ci, chaque camp se choisit un pape et l’on ouvre le chapitre controversé du Grand Schisme d’Occident, qui s’étalera sur 40 ans avec un pape à Rome et un pape en Avignon. Ils sont donc sept souverains pontificaux à s’être succédé pendant un siècle sur les berges du Rhône : Clément V, Jean XXII, Benoît XII, Clément VI, Innocent VI, Urbain V, Grégoire XI.
Gary Lineker eut cet aphorisme « le football se joue à onze, et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne ». Le monde de la chrétienté, lui, ne peut se jouer infiniment à deux et à la fin, c’est toujours Rome qui gagne.
Car c’est bien du côté de la Ville Éternelle que l’histoire va finalement se poursuivre à l’orée du XVème siècle. En mars 1403, la fuite du dernier pape, Benoît XIII, met fin officiellement au sacre d’Avignon. Le rayonnement de la ville, même s’il perd exponentiellement de son éclat, va toutefois perdurer encore quelques temps. Le Palais des Papes sera, quant à lui, définitivement vidé voire pillé de son mobilier à la Révolution Française. Bien plus tard, l’ancien château abritera une caserne, puis une prison… jusqu’en 1906, date à laquelle on entame un énorme travail de reconquête sur la plus vaste forteresse gothique du Vieux-Continent. Consciente de sa chance et des trésors renfermés entre ses remparts, Avignon s’attache aujourd’hui à faire revivre le mythe du siècle de la dynastie des papes français en réhabilitant progressivement l’héritage de cet âge béni. Un siècle où Avignon a enfilé ses plus beaux habits de lumière et s’est pris au jeu du rôle de capitale du monde. Un siècle où Avignon est, elle aussi, devenue une ville éternelle.